28.
La Motoguzzi fumante et pétaradante stoppe devant le porche qui annonce sur une plaque de cuivre et en grosses lettres gravées : S.K.P. puis au-dessous : STÉPHANE KRAUSZ PRODUCTION.
C’est un immeuble haussmannien situé dans le 16e arrondissement de Paris. Dans le hall d’entrée, la moquette est verte et épaisse.
Une hôtesse-standardiste lui indique une salle d’attente, où patientent déjà plusieurs personnes. Toutes semblent inquiètes, comme chez un dentiste qu’elles sauraient brutal.
Personne ne parle, personne ne lève les yeux. Une fille se lime les ongles. Un jeune homme apprend un texte par cœur. Un autre plus âgé lit un magazine people datant de plusieurs mois avec un couple princier en couverture.
Au mur des posters annoncent des spectacles de Darius mais aussi d’artistes moins célèbres.
Une porte s’ouvre et un homme apparaît, complètement décomposé.
Une voix clame de l’intérieur :
— … Et ne revenez plus ! Pas de temps à perdre avec l’humour ringard des années… 2000 !
L’homme s’éloigne, tête baissée, alors qu’un autre prend déjà sa place… Et ressort tout aussi dépité que le précédent.
— … On vous rappellera. Merci. Au suivant ! émet le même organe vocal.
Celui qui vient de se faire chasser adresse aux autres un signe qui signifie « je vous souhaite bien du plaisir ».
Enfin arrive le tour de Lucrèce Nemrod.
Elle entre dans un bureau où trônent les photos grand format de Stéphane Krausz serrant la main, ou tenant l’épaule de stars du monde de la musique, du cinéma et de la politique.
L’homme lui-même a une tête allongée, des lunettes fines, une barbe de deux jours. Il porte une veste en cuir noir, un jean de marque. Enfoncé dans un fauteuil en peau de zèbre, il pianote sur son ordinateur portable. Lucrèce aperçoit sous le bureau ses pieds chaussés de santiags.
Elle attend. Au début elle pense qu’il note des rendez-vous, mais bien vite constate qu’il est branché sur un réseau social internet en train de communiquer avec plusieurs personnes en même temps. Enfin il consent à articuler sans la regarder :
— Allez-y, faites-moi rire.
Et d’un geste machinal, sans même lui dire bonjour, il renverse un sablier.
— Vous avez trois minutes.
La jeune femme se tait.
Il lui accorde un bref regard.
— Vous êtes en train de perdre du temps, mademoiselle.
Le sable arrive à son terme et lorsque le dernier grain est tombé, l’homme retourne à son ordinateur.
— Perdu.
Il appuie sur son bouton d’interphone et annonce :
— Karine, combien de fois je dois te répéter de ne plus laisser entrer des gens qui n’ont rien à foutre ici et qui me font perdre mon temps. Au suivant !
Mais Lucrèce Nemrod ne quitte pas son siège.
— Je ne suis pas venue pour vous faire rire, articule-t-elle.
Il se frotte le visage, harassé.
— Vous êtes actrice ?
— Même pas.
— J’aurais dû m’en douter, vous n’avez pas l’air hystérique. Laissez-moi deviner… dans ce cas vous êtes contrôleuse des impôts ? J’ai déjà eu deux contrôles fiscaux depuis le début de l’année, vous abusez.
— Non plus.
Déjà une autre personne pointe le nez derrière la porte pour remplacer Lucrèce.
— Qui vous a appelé ? Vous voyez bien que je n’ai pas fini avec mademoiselle !
Le nouveau venu paraît soulagé de remettre à plus tard son épreuve d’oral. Il referme la porte délicatement en s’excusant.
— Bon, on continue la devinette, pas comique, pas actrice, pas le fisc. Si vous êtes un enfant que j’aurais eu avec une de mes maîtresses, sachez que je ne céderai pas au chantage et que je ne vous reconnaîtrai pas comme héritière sans tests médicaux dans un centre de mon choix.
— Non plus.
— Vous venez me vendre une assurance ? Des cuisines, des portes-fenêtres ?
— Non.
Il pose ses mains sur ses bretelles.
— Je donne ma langue au chat.
Elle lui tend une carte de visite.
— Journaliste. Lucrèce Nemrod. Je travaille pour Le Guetteur Moderne.
— Vous ne venez pas me faire parler de Darius, j’espère.
Il fronce les sourcils. Vite le passe-partout défile dans la tête de Lucrèce.
Quelle clef pour celui-là ?
La clef de l’ego. Comme toute personne vivant sur le talent des autres il rêve qu’on parle de son talent à lui.
— En fait on s’intéresse à Darius, mais ce que tout le monde ignore c’est qu’il ne serait rien sans vous. C’est l’angle que nous voudrions défendre dans le journal, un grand article sur « le vrai créateur du phénomène Darius ».
Elle se demande si une clef aussi grosse peut vraiment fonctionner.
Il se penche vers l’interphone et dit :
— Karine ? Cinq minutes, tu ne me passes plus de coups de fil, et tu ne fais entrer personne.
Puis il se tourne vers la jeune journaliste.
— Je veux relire l’article avant parution, nous sommes bien d’accord ? Vous avez droit à cinq questions.
— Pourquoi juste cinq ?
— Parce que c’est comme ça. Plus que quatre.
Elle ne se laisse pas décontenancer.
— Tadeusz Wozniak m’a signalé que vous étiez en procès avec Darius. Il voulait récupérer les droits sur ses premiers albums. Est-ce vrai ?
— La réponse est « Oui ». Plus que trois questions.
— Vous étiez sur le point de perdre ce procès au nom des « droits moraux de l’artiste sur son œuvre », qui sont inaliénables en France. Le jugement devait être rendu la semaine prochaine. Son décès repousse évidemment le verdict et vous permet d’exploiter les droits. C’est là encore Tadeusz qui m’a raconté ça. Vous confirmez ?
— La réponse est « Oui ». Plus que deux questions. Mais dites donc, vous êtes sûre que vous voulez rédiger un article élogieux sur moi ?
— Donc, cette disparition à quelques jours du verdict du tribunal vous est très profitable. Non seulement ce décès vous sauve mais il fait votre fortune. Vous remettez en place les albums du début, les préférés du public, vous produisez des best of et vous organisez le gala d’hommage de l’Olympia, plus ses droits de retranscription et le DVD de la captation. Pour vous c’est le jackpot au moment où vous alliez tout perdre. C’est bien cela ?
— Oui. Plus qu’une question.
— Avez-vous assassiné Darius ?
— Non.
Le producteur étire un large sourire.
— Vous m’avez bien eu. Mais je n’ai plus de temps à perdre. Merci, au revoir mademoiselle. Et j’exige de relire l’article avant publication ou je vous envoie mon avocat. Il est au pourcentage, donc très motivé. En plus il déteste la presse pour des raisons personnelles.
Lucrèce Nemrod le fixe et tente le tout pour le tout :
— Je crois que vous mentez. Vous avez tué le Cyclope.
En silence, Stéphane Krausz examine sa collection de porte-clefs : des personnages en caoutchouc dont le ventre est équipé d’un bouton-poussoir. Il en saisit un et appuie. Aussitôt un éclat de rire s’échappe du micro placé dans la petite figurine.
— Vous connaissez ? Ce sont des « machines à rire ». Quand je n’ai même pas envie de me forcer à rigoler je déclenche l’un de ces petits jouets. Très pratique dans ma profession. Ça épargne mes muscles zygomatiques et évite la formation des rides. Allez, vu que vous m’êtes sympathique je vous en offre un. Choisissez. Celui-ci par exemple, c’est un « rire de paysan ».
Il prend un porte-clef, le presse, et on entend un rire guttural.
— Ce n’est pas une réponse, monsieur Krausz.
Il repose le porte-clef et hausse les épaules.
— Peut-être préférez-vous celui-ci, dit-il en saisissant une figurine en forme de pin-up. « Rire de jeune vierge effarouchée ».
Il appuie, le rire plus aigu est ponctué de petits hoquets qui montent puis culminent dans une sorte d’orgasme.
— Je vous l’offre. Non, ne me dites pas merci. Je les fais fabriquer en Chine comme objets promotionnels.
Elle remarque en effet que sous l’illustration est inscrit SKP. Elle accepte l’étrange jouet.
— Alors, vous répondez quoi ? demande-t-elle, imperturbable.
— Votre accusation est tellement ridicule qu’elle ne mérite que cela : un rire mécanique. Vous croyez quoi ? Que j’ai traversé les murs ou que j’ai utilisé un passage secret pour entrer dans la loge de Darius et l’étrangler alors que son garde du corps était devant la porte ?
Il presse un porte-clef sur lequel est inscrit « rire de vieil obsédé ».
Stéphane Krausz cesse de sourire.
— Vous comprenez, mademoiselle : se fâcher, ce n’est pas professionnel. Dans ce métier tout tourne, tout bouge, les amis d’un jour sont les ennemis du lendemain, mais peuvent à nouveau devenir les alliés du surlendemain. Alors on se fait des procès, on échange des coups de gueule, des menaces, on parle fort, mais on se réconcilie. Le showbiz est avant tout une grande famille, turbulente, mais malgré ce qu’en pensent les gens extérieurs, c’est une famille unie. Celle des saltimbanques, celle des amuseurs du peuple, celle des artisans de la détente. Nous avons une fonction sociale tout autant que les médecins. Que dis-je, avant les médecins puisque nous sommes là pour permettre aux gens de supporter leurs collègues de travail, leurs chefs, leurs subordonnés, leur femme, leurs enfants, leurs maîtresses, leur mari, leur percepteur, leurs maladies.
— Vous ne répondez toujours pas à ma question.
— C’est pourtant ma réponse.
Il soupire.
— Oui, j’ai été déçu par Darius. Je lui en ai voulu de m’avoir abandonné, que dis-je, trahi, oui je lui ai fait un procès. Et j’allais le perdre. C’est vrai. Mais avec ce spectacle-hommage à l’Olympia, je vais faire vivre son souvenir pour l’éternité. Et ce n’est pas l’argent, quoi que vous en pensiez, qui est ma principale motivation. S’il me regarde depuis le Paradis à cette seconde, je sais que tout ce qu’il a envie de me dire c’est « Merci Stéphane ».
Le producteur pose la main sur son cœur et laisse dériver son regard au-delà de l’horizon qu’on distingue par la fenêtre. Puis il presse un porte-clef qui égrène un rire pointu.
— Et où étiez-vous au moment exact de son décès ? demande-t-elle.
— Dans la salle, en train d’applaudir un Darius que j’avais sorti de l’anonymat et qui était arrivé au sommet de son art. Et j’avais comme voisin le ministre de la Culture, qui pourra en témoigner. Comme alibi, cela devrait être suffisant, non ?
Lucrèce appuie sur le bouton du porte-clef en forme de pin-up et le rire artificiel résonne.
— Parlons sérieusement. À qui la mort de Darius profite-t-elle en dehors de vous ?
— À Tadeusz, son frère. C’est lui qui jouit vraiment de l’héritage. C’est lui désormais le principal dirigeant de Cyclop Production.
— Et si ce n’était pas Tadeusz, qui aurait pu vouloir l’éliminer ?
— Si la motivation n’est pas l’argent, c’est la gloire. Dans ce cas je répondrais que si c’est un crime, il profite évidemment à son principal rival, celui qui devient le nouveau numéro 1 de l’humour.
Il tripote une figurine en forme de clown.
— Et comme par hasard, il est sous contrat exclusif chez Cyclop Production.